lundi 6 septembre 2010

Costume de tragédie et mouvement, en France au XVIIe Siècle

La question du costume et de son rapport au corps et au mouvement pourrait, semble-t-il s’inscrire dans la perspective plus vaste de la représentation du mouvement à  la Renaissance qui est, on le sait, l’une des grandes préoccupations des artistes de ce temps. Ce propos réunirait peut-être ainsi ce qui, avec le temps, a été dissocié : les manifestations vivantes et les arts figuratifs.
L’historien de l’Art, Aby Warburg, dès sa célèbre thèse sur Botticelli, fait de la représentation du mouvement l’une de ses thématiques privilégiées. C’est d’abord dans la formule pathétique du mouvement affectant le vêtement (et la chevelure) qu’il observe le nouveau style antiquisant de ces artistes, comme dans La Naissance de Vénus et Le Printemps de Botticelli. Pourquoi l’art pictural privilégie-t-il  ainsi le vêtement pour représenter le mouvement ? Il faudrait certainement pour répondre à cette question recourir à la signification anthropologique du vêtement en général[1] mais ce n’est pas notre propos qui porte sur un vêtement particulier :« l’habit de théâtre».
Commentant une gravure de la fin du XVe siècle représentant la mort d’Orphée, Aby Warburg suggère qu’elle pourrait être inspirée, directement ou indirectement, par l’Orfeo de Politien, la première tragédie représentée à la Renaissance en Italie[2] :« Si l’on admet que la fête théâtrale offrait à la vue des artistes ces personnages en chair et en os, comme les éléments d’une vie réellement animée de mouvement, alors on est tout prêt de saisir le processus de création artistique (...) On reconnaît  ici ce que disait Jakob Burckhardt (...) : "La fête italienne, à son degré supérieur de civilisation, fait passer de la vie à l’art"[3]. » Le processus de création artistique ne s’embarrasse pas de la hiérarchie, sinon de l’opposition, entre les arts considérés comme mineurs et les futurs Beaux-Arts.
C’est ce qui conduit Warburg à analyser  les somptueux costumes  allégoriques des fêtes organisées pour les noces de Ferdinand de Medicis et Christine de Lorraine : « toutes ces formes intermédiaires aujourd’hui éteintes, entre la vie réelle et l’art dramatique, dont faisaient partie la procession mythologique ou allégorique, si fréquente au XVe, XVIe et XVIIe siècle (par exemple dans les mascarades de Carnaval, les courses à la barrière, les tournois, les courses de bufflones etc. offraient à la société du temps de voir en chair et en os les figures célèbres des temps anciens[4]. » Ces  figures mythologiques, constate-t-il, sont animées d’un mouvement vital, perçu de façon supérieure comme tentative d’endiguer le chaos.
On peut donc considérer, d’après Warburg, la question du mouvement selon deux points de vue : dans l’art pictural, le vêtement est affecté par le mouvement et constitue une accentuation pathétique de l’état intérieur du personnage. Dans les formes intermédiaires vivantes, chargé d’une signification que l’on pourrait qualifier de « démiurgique », le mouvement est alors soutenu par le costume qui l’habille.
Ce rapprochement entre la représentation picturale du mouvement et son expression dans une fête ritualisée, un intermède ou toute autre forme spectaculaire du même type, met en perspective les quatre termes de notre démonstration : le mouvement, le costume, l’expression du tragique et la danse.
La démarche démiurgique s’accompagne de l’événement du costume comme on le constate, par exemple, dans les carnavals ou les fêtes ritualisées. Le changement d’identité, de rapport au monde, de distance –historique ou géographique- nécessite que le vêtement soit le produit d’une transformation. Celle-ci se manifeste par le costume et habille le geste d’instaurer ou de refléter l’ordre du monde. Dès la fin du Moyen Age, les premières traces du costume exotique apparaissent dans les fêtes de Cour, les ballets et les Entrées Royales. Les costumes de ballets témoignent tous, dès l’origine du genre, d’une créativité et d’une fantaisie procédant de la même démarche : témoigner d’une organisation ou d’une tentative de réorganisation du monde, thème générateur que la tragédie française du XVIIe siècle développera. Comment l’évolution du costume de tragédie masculin s’inscrit-elle dans cette dynamique ?
A l’instar du genre tragique, le costume se cherche progressivement. Dans la première moitié du siècle, avant que les genres ne se dissocient, le costume de tragédie procède du costume de tragi-comédie. Sa structure est le plus souvent semblable à celle du vêtement de cour ou de ville et il ne doit généralement rien aux costumes « de la distance », géographique ou historique, que sont les costumes de carnavals, de fête ou de ballets qui représentent largement d’autres nations ou d’autres époques. Montdory, par exemple, dans le rôle du Cid, porte, selon le témoignage des spectateurs, un pourpoint. Dix ans plus tard, dans Le Véritable Saint Genest, de Rotrou, (1646) Bellerose qui joue certainement le rôle du romain Genest, est costumé de la même manière,  à moins qu’il ne porte déjà un habit « à la romaine » semblable à celui qui est représenté dans une gravure d’Abraham Bosse[5] probablement antérieure à 1636[6]. Ce serait toutefois une exception car aucun inventaire après décès de comédiens morts dans ces années, ne décrit ce type de costume.
Une fois les genres définitivement séparés, on constate une généralisation de « l’habit à la romaine » ou « habit à l’antique », qui atteint son point d’équilibre dans les années 1670-1672, précisément au moment où la tragédie régulière est à son apogée. Vers 1680, ce costume se charge d’un luxe qui le rapproche de l’habit du courtisan et il perd peu à peu ses références originelles. Cette période correspond à la fin de la grande production des tragédies : Corneille cesse d’écrire en 1674, meurt en 1684, Racine cesse d’écrire pour le théâtre en 1677. Cette dégénérescence mène lentement à la réforme entreprise par Talma un siècle plus tard.

1606-1659 : tragi-comédie/premières tragédies

Le personnage de tragi-comédie joue, pourrait-on dire, « dans le monde ». Il est dans l’action physique et non dans la délibération. Nombre de documents nous donnent une idée exacte de ce que le spectateur voit sur scène : inventaires après décès, actes notariés décrivent avec précision des costumes et le Mémoire de Mahelot[7] nous informe, grâce à ses croquis et à ses relevés d’accessoires, de ce qui devait se passer sur la scène : on y manie des armes, épées et poignards, on grimpe à des échelles de soie, on s’évade de prison par des cordes, on se poursuit, on escalade, on s’enfuit dans des barques amenées au pied d’une tout ou d’une prison, on plonge dans la mer et le comédien saute et disparaît dans les dessous du théâtre au moyen d’une trappe, on lutte contre des ours dont il faut offrir la tête ou la patte à la belle que l’on sauve de leurs griffes…toutes ces actions propres à la tragi-comédie s’accommodent généralement d’un costume semblable aux vêtements portés dans la vie sociale, agrémenté parfois d’éléments de costume exotique comme « des turbans pour les turcs » ou de costumes de convention : habits de bohémiens, d’égyptiens, de bergers ou de bergères, ainsi que d’accessoires nécessaires au travestissement et au déguisement, comme des barbes ou des masques. Ces actions nécessitent une parfaite disponibilité du corps, une grande agilité que le costume ne doit pas gêner. Ce dernier devra donc répondre à des nécessités techniques, ne pas entraver le mouvement tout en indiquant le statut des personnages. Ce costume, joué sur scène, est un vêtement d’action.
L’inventaire après décès du comédien Le Noir, mort en 1636, décrit ses habits de théâtre : houppelandes, hauts de chausses, pourpoints de chamois, collets de buffle[8], des habits bien identiques dans leurs formes aux vêtements portés dans la vie sociale. Toutefois ni les couleurs ni les étoffes ne sont les mêmes. Par exemple, dans les années 1630-1640, la mode à la ville est aux couleurs pastel (« tristamie », « ventre de biche », « couleur de temps perdu », « espagnol malade…).  Mais l’inventaire après décès de Le Noir fait état de couleurs vives : bleu, écarlate, flamme, vert, jaune, couleurs toujours rehaussées d’éléments brillants. Son pourpoint de buffle, par exemple, est « tout couvert d’or et d’argent ». Cette palette de teintes vives, la présence d’or et d’argent sur tous les indiquent bien qu’ils se distinguent de ceux de la vie sociale d’une part, et prouvent le souci d’efficacité des comédiens d’autre part : être bien visibles, pas seulement sur le devant de la scène mais aussi à l’intérieur des « chambres » dans lesquelles ils jouent. Et pour cela, il leur faut briller au premier sens du terme. L’or et l’argent, parfois faux, ont pour première fonction de capter la lumière et de faire voir le comédien.
Si certaines tragédies de cette première période mettent en scène des romains en pourpoint, les toiles peintes du décor peuvent simultanément représenter des personnages vêtus de drapés, selon le mode de représentation de l’Antiquité dans les arts figuratifs, sculpture ou peinture, comme nous l’indique une scène du Véritable saint Genest de Rotrou (II,1). Juste avant le début de la représentation de la pièce enchâssée, Genest, comédien et chef de troupe, s’apprête à entrer en scène pour joue le rôle d’Adrian. En tant que chef de troupe, il vérifie une dernière fois que tout est prêt et, tout en enfilant son costume, il s’adresse au décorateur et lui dit  à propos de son décor :

Il est beau, mais encore avec peu de dépense
Vous pouviez ajouter à sa magnificence
(…)
Draper mieux ces habits[9], reculer ces paysages,
Y lancer des jets d’eau, renfondrer leurs ombrages (…)

A ce stade de la représentation, le public voit une peinture, inspirée de modèles empruntés à l’Antiquité, derrière un personnage de romain interprété par un comédien, déjà costumé en Genest, portant pourpoint et haut de chausses, qui change de costume sur scène pour devenir Adrian. Peut-être porte-t-il un « habit à la romaine » comme sur la gravure d’Abraham Bosse, mais certainement pas une toge. En effet, si le drapé est admis la peinture, avec ce qu’il révèle du corps et de sa nudité, il n’en est pas de même au théâtre où il heurterait les bienséances. et Il existe de toute évidence un écart entre la représentation de l’Antiquité par la peinture et par le costume. Cet écart, du reste, ne gêne nullement le spectateur, habitué à percevoir décors et costumes comme des entités indépendantes les unes des autres. Bel exemple de la dissociation entre les arts du spectacle et les arts de surface (peinture, gravure, dessin).

Des années 1660-1672 à 1680


Lorsque le genre tragique se fixe, que le héros tragique est moins dans l’action physique, du moins sur scène, et que sa gestuelle soutient plutôt son discours, le costume de tragédie «  à la romaine » se généralise  puis s’impose durant plus d’un siècle, avec une période de perfection et de justesse qui durera à peu près vingt ans (1660-1680). En 1658, l’inventaire après décès du comédien André Boiron[10] est établi, deux ans après sa mort. Relativement pauvre car sa veuve a certainement déjà revendu une partie de ses habits, comme c’était fréquemment le cas, il mentionne toutefois quelques costumes de théâtre parmi lesquels on relève « un habit à l’antique bleu avec lambrequins ». Ce terme n’apparaissait pas dans les inventaires précédents, du moins dans le corpus qui a pu être rassemblé et étudié[11].
Un an plus tard, en 1659, dans l’inventaire après décès de Joseph Béjard, on relève « trois habits à l’antique de satin et de velours » estimés globalement à 40 livres, ce qui est une somme très basse. Ces habits sont probablement d’anciens costumes de ballets, débarrassés de leurs broderies et de leurs pierreries, et qui ont été revendus au fripier, puis rachetés à bas prix une pratique courante comme on le constate, par exemple, dans le livret d’un ballet intitulé « le ballet de la revente des habits de ballet[12] ».
La tragédie met en scène des personnages de rois, et les comédiens qui ont la charge de se procurer eux-mêmes leurs habits de théâtre ne trouvent pas de costumes plus appropriés pour représenter le roi que celui que le roi porte lorsqu’il se met en représentation dans les tournois, les courses de bague, les carrousels, les ballets : un costume « romain » inspiré de la Renaissance où il habille les divinités[13]. A partir de ces années, la présence de cet habit « à l’antique » est attestée de plus en plus fréquemment. En 1672, dans l’état des biens de La Grange, dressé au moment de son mariage, on relève parmi les quinze costumes qu’il possède et qui sont tous de grande valeur, quatre habits à l’antique, dont l’un est estimé à 900 livres. C’est « un habit à l’antique, de broderie et d’argent fin, fort relevé, consistant en corps, lambrequins, tonnelette, brodequins, manches, coiffures et garniture, couleur de cerise. » On devine l’admiration du notaire devant la splendeur de ce costume : « fort relevé » signifie selon Furetière « qui éclate d’or et d’argent ». Quant à la somme de 900 livres, c’est une somme colossale : la valeur globale de toute la garde-robe théâtrale de Molière est estimée, un an plus tard, à 740 livres, et Alain Viala[14] calcule qu’avec 1500 à 2000 livres de revenus annuels, un bourgeois aisé pouvait vivre confortablement, dans un bel appartement et en entretenant un ou deux domestiques. Sans doute La Grange s’est-il fait faire ce costume par un tailleur spécialisé en habits de ballets  -Jean Baraillon, tailleur attitré des habits de ballet à la Cour est également le tailleur de la troupe de Molière- à moins qu’il n’ait racheté un authentique costume de danse, ce qui n’est pas à exclure, vu sa valeur.
De toute évidence, un tel costume contribue au maintien du corps et à sa prestance tout en faisant référence au mouvement dansé. Mais son efficacité va bien au-delà. Ce costume est le costume du roi qui danse et réorganise le monde autour de lui de façon allégorique. S’il porte fréquemment des costumes de la plus haute fantaisie, comme tous les danseurs du ballet (costume de carte à jouer, de moulin à vent, de chouette…) le roi revêt ce costume à la romaine lorsqu’il joue son propre rôle de Roi-Soleil, de roi démiurge. Nous connaissons tous le splendide costume de « soleil levant » qu’il porte à la fin du Balle royal de la Nuit. Cette citation par le costume du roi qui danse et réorganise le monde autour de lui fait entrer visuellement le geste démiurgique sur la scène du théâtre. Et c’est en cela que le costume de tragédie est totalement efficace, au moment où le discours tragique atteint un degré de perfection jamais égalé. Le costume « à la romaine » cite le mouvement du roi qui danse au moment où le personnage tragique passe de l’action à la délibération et soutient son discours par une gestuelle codifiée par les rhétoriciens.

1680-1792 : dégénérescence du costume de tragédie

En 1672, le roi cesse de se produire sur scène et de danser (après, dit-on, la première représentation des Amants magnifiques) mais son image « solaire » demeure encore présente dans tous les esprits et le costume de tragédie perdure sous cette forme quelques années encore. Puis cette image s’estompe et la dimension symbolique du costume disparaît au profit de la seule image du luxe encore associée à son souvenir. Cet étiolement paradoxal se constate dans l’inventaire après décès de la Thorillière, établi en 1680. Le comédien possède trois habits de tragédie. Tous comportent les mêmes éléments de base que ceux de La Grange : corps, lambrequins, tonnelet, coiffure. Mais on y relève également la présence de rubans, de plumes, de dentelles, de festons, ainsi que de gants et de souliers. Or, tous ces éléments ressortissent au domaine de la mode et se retrouvent depuis longtemps déjà sur l’habit du courtisan qui affirme sa position sociale par l’hypertrophie des signes le désignant comme tel. Le costume de tragédie a dégénéré : privé de sa dimension symbolique, il ne privilégie plus que des éléments qui sont de l’ordre de la représentation sociale. Vidé de sa signification première, il n’habille plus le geste démiurgique du personnage, il ne suscite plus l’admiration, il irrite, et fait, au XVIIIe siècle,  l’objet des sarcasmes de Voltaire, par exemple, qui affirme «  rien n’était si comique que l’habit tragique ». Cette dégénérescence aura pour conséquence la réforme entreprise par Talma qui introduit sur scène la toge romaine[15]. Très applaudie du public, elle suscita de fortes réticences chez les comédiens[16].
Après la longue période où le costume, composante essentielle de la figuration festive, issu du carnaval et de la fête, était en quelque sorte généré par le mouvement vivant et l’intention démiurgique, nous passons à autre chose : le peintre David, qui s’inspire lui-même des dessins de Le Brun, collabore avec Talma pour réaliser une toge aussi fidèle que possible au modèle historique, et cette collaboration témoigne de la convergence des arts vivants et des Beaux-Arts, ce qui n’était pas le cas au siècle précédent. Le mouvement du personnage vêtu d’une toge n’a plus la fonction démiurgique du héros tragique en costume de ballet. La toge habille un héros qui réorganise le monde par la parole. Elle évoque le tribun, et elle est introduite sur scène en pleine Révolution. C’est également le moment où le geste rhétorique fait place à un jeu de plus en plus psychologique. Que devient alors la question du costume en lien avec celle du mouvement ? Il y a là une nouvelle enquête à mener.

Anne Verdier et Didier Doumergue

[1] Voir sur ce sujet : Didier Doumergue : « Faire corps avec  : l’art de Geneviève Sevin-Doering », in Art et Usages du costume de scène, sous la direction de Anne Verdier, Olivier Goetz, Didier Doumergue, collection Studiolo-essais, Beaulieu, Lampsaque, 2007, pp 372-373. et, du même auteur en collaboration avec Anne Verdier : « A propos de La Pellegrina », (Nickel N° 20, revue trimestrielle du Studiolo, hiver 2010), blog du 16 mars 2010.
[2] Aby Warburg, Essais florentins, traduits de l’allemand par Sybille Müller, Paris, Klinsieck, 1990, p. 77. Warburg reprendra et affirmera plus nettement cette idée dans son article « Albert Dürer et l’Antiquité », op.cit., p. 162.
[3] Aby Warburg, Essais florentins, Le Printemps, op.cit., p. 77.
[4] Aby Warburg, Les Costumes de scène pour les Intermèdes de 1589, les dessins de Bernardo Buontalenti et le Libro di conti d’Emilio De Cavalieri,1895, in La Pellegrina et les Intermèdes, Florence, 1589 Présentation, traduction et notes par Anne Surgers, Vijon, Lampsaque, 2009, collection Studiolo-essais, p. 69.
[5] Intérieur d’une salle de théâtre, première moitié du XVIIe siècle, Dessin d’Abraham Bosse. ( Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, coll. Hennin, gr. In-folio. Ql 226, t. XXVI).
[6] Cette gravure date probablement d’avant 1636 car on n’y voit pas de spectateurs installés sur la scène, comme cela devint habituel après la « Première » du Cid.
[7] Le Mémoire de Mahelot, édition Pierre Pasquier, Paris, Champion, 2005.
[8] pourpoints en cuir et sans manches servant pour les combats.

[9 nous soulignons[10] Le nom d’André Boiron, dit Baron, est associé à celui des tragédies jouées après 1635 : La Mort de César, de Scudéry ou Médée de Corneille, par exemple.
[11] Cf. Anne Verdier, L’Habit de théâtre, Beaulieu, Lampsaque, 2006, coll. Studiolo essais.
[12], Isaac de Benserade, Le Ballet de la revente des habits du ballet : dansé devant le roi, [S. l.], [s. n.], [1661]
[13] Cf Anne Surgers, La Pellegrina et les Intermèdes, op.cit., costume d’Apollon, p. 160.
[14] Alain Viala, La naissance de l’écrivain, Paris, éditions de Minuit, 1985, p. 114.
[15]Le 17 novembre 1791, Talma apparaît sur scène en toge dans le petit rôle de Proculus de la tragédie de Voltaire Brutus.
[16]Cf. Madeleine et Francis Ambrière, Talma ou l’Histoire au théâtre, Paris, Éditions de Fallois2007, p. 135. « le public un moment interdit, finit par applaudir frénétiquement, mais dans les coulisses ses camarades se moquèrent de Talma. On lui demanda s’il avait mis ses draps mouillés sur les épaules, et un peu plus tard Melle Comtat(sa partenaire à la Comédie-Française)le compareradédaigneusement à une vieille statue. Ce soir-là Talma comprit que lutter contre la tradition impliquait un difficile combat, non seulement avec ses camarades, mais avec les machinistes et décorateurs, toujours prêts à lui répondre:"Monsieur Talma, cela ne s’est jamais fait". »



mardi 16 mars 2010

À propos de la Pellegrina

Le Studiolo vient de publier un nouvel ouvrage dans sa collection « essais »  : La Pellegrina et ses intermèdes, traduction et notes d’Anne Surgers[1].

Cet ouvrage contribue à donner un aperçu de ce que pouvait être le cérémonial à la cour des Medicis, à la fin de la Renaissance. On y découvrira deux textes, inédits en français, ayant trait à la représentation de La Pellegrina, une comédie de Giorolamo Bargagli[2], et des six intermèdes allégoriques en musique joués entre les actes de la comédie, avec des décors, des costumes, des effets de machinerie et des éclairages somptueux dus à Bernardo Buontalenti.
Le premier texte est une traduction d’un essai de Aby Warburg (1866-1929), publié en 1895 : « Les Costumes de scène pour les intermèdes de 1589 », un texte fondateur, tant pour la méthode que pour les impulsions qu’il a données aux études menées ensuite, depuis le milieu du XXe siècle.[3]

Le second texte est une relation des intermèdes de La Pellegrina, écrite par Bastiano De Rossi, un érudit florentin très proche des inventeurs du spectacle. Publiée environ deux semaines après la première représentation, elle s’appuie non seulement sur des souvenirs de spectateur et des notes prises lors du spectacle, mais sur les textes originaux, sur des documents de travail (maquettes de décor et de costume) et, certainement, sur des conversations que De Rossi a pu avoir avec De Bardi le principal artisan des intermèdes mais aussi les musiciens, le scénographe-costumier, les tailleurs, les peintres, les sculpteurs.

 Philippe-Alain Michaud[4] donne de l’essai de Warburg un assez large aperçu qui nous a immédiatement donné envie d’en lire la version intégrale dans une traduction française. Anne Surgers nous a proposé d’en faire une publication et d’y joindre la traduction de la principale source d’Aby Warburg, La Description de l’appareil et des Intermèdes, de Bastiano de Rossi.
Notre propos n’est pas de faire à proprement parler une recension de cet ouvrage. Le Studiolo dont on connaît l’intérêt pour la question du costume[5] se réjouit de ce nouveau titre dans sa collection « essais ». Nous voudrions plutôt livrer quelques réflexions suscitées par les recherches d’Aby Warburg et ce qu’il nous permet d’ajouter à notre connaissance des costumes de théâtre.





I- Contre la hiérarchie académique des arts et des genres
Dans son adresse au lecteur, Anne Surgers remarque très justement  que l’essai de Warburg ne fait pas partie de la sélection de ses essais publiés en français par Evelyne Pinto sous le titre d’Essais Florentins[6] :
« Cette absence s’explique peut-être par le fait que Warburg n’y parle pas de peinture, mais des arts qui restent considérés comme mineurs et qu’il appelle lui-même des "formes intermédiaires" dont le rôle était de faire passer de la vie à l’art. (...) La hiérarchie des arts et des genres, serait-elle, aujourd’hui encore une notion considérée comme une vérité »[7].
Ce point de départ nous paraît en effet essentiel, notamment par ce qu’il exprime du rapport entre les arts plastiques et graphiques
 et ce que nous appelons aujourd’hui « le spectacle vivant ». Le monde de la Renaissance avait sous les yeux des exemples fameux d’expression des passions, issus de l’Antiquité qu’il pouvait voir sur les bas-reliefs des sarcophages, les statues et sculptures diverses, les poteries et autres objets témoins du passé. Il les recréait et les « vivait » à sa propre époque lors de représentations théâtrales ou dans les défilés, mascarades, ou fêtes, (comme celle dont Warburg parle dans son essai) et les retrouvait dans les œuvres des peintres qui s’essayaient à représenter le mouvement et l’exagération gestuelle. Arts de la surface (peinture, gravure, dessin) et arts de la scène sont très fortement en relation, à une époque où les premiers, et quelques rares fois les seconds, sont encore considérés comme des arts mécaniques[8].
 Warburg s’intéresse aux figures mythologiques qui peuplent les Intermèdes de  1589 : « toutes [les] formes intermédiaires, aujourd’hui éteintes, entre la vie réelle et l’art dramatique, dont faisait partie la procession mythologique ou allégorique, si fréquente au XVe, XVIe et XVIIe (par exemple dans les mascarades de carnaval, les tournois, les bufole [bouffoneries], etc.), offraient à la société du temps l’occasion de voir en chair et en os les figures célèbres des temps anciens »[9]. La société de l’époque a l’occasion de voir les figures de l’Antiquité bien vivantes, ainsi que leur représentation dans les peintures contemporaine. Warburg retrouve à son tour ces figures célèbres des temps anciens dans les œuvres des peintres. Dans ces héros mythologiques, leurs costumes, leur gestuelle, leur rapport à l’espace et leur particulière fonction d’organisation du chaos, du rapport du microcosme et du macrocosme, Warburg décèle une « survivance » de ces mêmes « pathos formeln » (formules de pathos) qu’il a étudié chez Botticelli ou Ghirlandaio [10].
Il est difficile d’expliquer le rapport entre les arts de surface et les arts de la scène, y compris « les formes intermédiaires », ou le rapport au tragique de ces deux formes d’art, si on le réfère immédiatement aux modèles de mimiques pathétiques, à l’amplification baroque du geste, à la « rhétorique musculaire » et à la langue des gestes utilisés par certains artistes des débuts de la Renaissance. Or Evelyne Pinto écrit dans sa présentation[11] que cette référence est pourtant le fil rouge qui relie les différents articles contenus dans les Essais Florentins. Elle exclut toutefois inexplicablement cet essai sur les intermèdes de 1589. La seule raison possible (inconsciente peut-être) c’est que cet essai, centré sur les costumes, traite de d’un art mineur. La publication de La Pellegrina et des Intermèdes témoigne du désir de  lutter contre ces divisions hiérarchiques et essaye de trouver entre toutes ces formes le dénominateur commun du rapport à l’expression pathétique.
Warburg, évidemment, ne défend pas la hiérarchie académique des arts comme une vérité, mais vise au contraire une sensibilité générale, comme l’écrit Anne Surgers :

« Warburg, lui, ne dit pas que sa recherche est « transdisciplinaire ». Le mot et la notion impliquent, supposent ou procèdent d’une acceptation préalable de la séparation entre les disciplines, entre les genres. Cette séparation, ces catégories n’avaient pas lieu d’être pour Warburg : les costumes ou l’étude d’un livre de compte, sont pour lui un moyen, parmi d’autres, de réfléchir sur l’expression des liens entre microcosme et macrocosme qui s’expriment dans les Intermèdes de 1589 »[12].

II- Art pictural et représentation du mouvement
Vaste sujet que cette question du rapport entre les arts de surface et les arts de la scène. Nous souhaitons circonscrire notre intérêt au domaine commun du vêtement, qui devient  costume au spectacle. En effet, ces caractéristiques de pathos antique étaient bien connues des peintres de la Renaissance qui en montraient l’intensité en animant les vêtements (et la chevelure) de mouvements censés exprimer l’état intérieur des personnages représentés. « Pour un érudit vénitien, quand il s’agissait de faire revivre l’art antique dans ses manifestations les plus caractéristiques, le mouvement extérieur[13] était considéré comme un des éléments typiques » écritWarburg[14]. Et il désigne clairement l’expression du mouvement comme l’objectif principal et le plus difficile à atteindre des artistes de la Renaissance «  Au XVè siècle, l’Antiquité n’impose pas absolument aux artistes de renoncer à toutes les formes d’expression qu’ils ont acquises par l’observation personnelle (...) mais elle les rend seulement attentifs au problème le plus difficile dans le domaine des arts plastiques : fixer les images de la vie animée de mouvement »[15]. L’expression du mouvement est bien le troisième terme dont nous avons besoin pour faire le lien entre les vêtements figurés sur les œuvres graphiques et les costumes portés par les figurants dans les défilés, les fêtes ou les spectacles.
Selon Warburg, ce mouvement correspond à une oscillation entre  le rêve et l’ivresse, l’apollinien et le dionysiaque, pour reprendre  les catégories développées par Nietzche dans La Naissance de la tragédie[16] : « Les études sur les religions de l’Antiquité gréco-romaine nous enseignent toujours plus à considérer que l’Antiquité est en quelque sorte symbolisée par un Hermes bifrons  d’Apollon et de Dionysos. L’ethos apollinien s’épanouit avec le pathos dionysiaque (...) Nous nous décidons maintenant à considérer cette instabilité classique un peu comme les qualités essentielles de l’art et de la civilisation antiques (...) Le Quattrocento savait apprécier cette double richesse de l’Antiquité païenne»[17].
Georges Didi-Huberman pointe l’influence qu’eut sur Warburg un de ses professeurs, August Schmarsow qui avait « compris le rôle fondamental de ce que l’on nommait, à l’époque, le « langage des gestes » : reprenant, par-delà Lessing, la problématique expressive du Laocoon, et [tenté] d’élaborer une théorie de l’empathie corporelle de l’image, tout cela énoncé à travers le binôme de la « mimique » (Mimik)  et de la « plastique » (Plastik[18]. Warburg eut l’intuition que ce binôme était clairement lié au pathos et au costume : « La sculpture italienne et, d’abord, Donatello, redécouvrit les formules de pathos antique du langage mimique, par la suite, cependant, s’agissant d’illustration de thèmes antiques, la peinture elle-même ne pouvait plus conserver l’ancien réalisme des costumes d’influence nordique, et elle devait plutôt se décider à conférer également aux dieux et héros païens ce nouveau style antique de la mobilité all’antica »[19] .
A la Renaissance, l’image a changé progressivement de statut. Elle ne se contente plus d’aider la mémoire, elle est chargée dorénavant de transmettre des émotions en prenant vie, devenant vraisemblable, convaincante, au plus près de la réalité. Warburg a eu la géniale intuition que l’intérêt des humanistes pour la culture antique n’avait pas donné lieu à une simple imitation des modèles antiques, mais que le renouveau du rapport au monde avait produit une nouvelle sensibilité, nécessitant tout à la fois une expressivité adéquate et une réactivation dans la vie profonde des formes d’expression qui avaient pu appartenir à l’Antiquité. Il les nomme Nachleben der Antike (survivance de l’Antiquité).
L’ouvrage de Philippe-Alain Michaud accorde une large place au dispositif de la « figurabilité », dans lequel il repère cette révolution s’accomplissant à la Renaissance : « (...) la figurabilité, c’est-à-dire l’ensemble des procédures non plus techniques ou formelles mais symboliques par lesquelles le sujet représenté vient s’inscrire dans une image (...)[20] » Il y relève un trait historique : l’individualisation des figures[21]. Cette entrée dans l’image, c’est-à-dire cette conversion en « figure » se situe entre l’apparition d’un corps (sa « comparution » dit Michaud) et sa représentation (mimesis). L’image, nous entraînant bien loin de l’attitude platement sémiologique à la recherche inlassable du signe, « laisse affleurer la représentation du mouvement dans son énigmatique fonction : la manifestation d’un corps irréductible à sa signification [22]». Par son effet d’unification, de simplification et d’accroissement [23], le costume contribue, à la constitution de la figure, c’est-à-dire à la transmutation du corps en représentation. Cette transformation fait disparaître le corps derrière la figure, représentation  de l’énergie en mouvement se déployant dans l’espace. La matérialité plastique du costume inscrit le corps devenu figure dans la continuité spatiale de l’image. Toujours selon Ph.-A. Michaud : « le vêtement – mais aussi les masques, les coiffures, les bijoux et les fards- sont chargés de propriétés symboliques : ils conduisent le corps au seuil de sa comparution [24]».

III- « la rencontre du corps et de la figure dans le spectacle vivant »
Les nymphes botticelliennes constituent, selon Warburg, des survivances de motifs antiques représentant des ménades et autres figures dionysiaques qui expriment dans la mimique et la plastique un rapport au monde tragique et douloureux, tout en tension et énergie vitale. Il développera plus tard l’idée d’une relation sous-jacente entre les arts de la surface et ceux de la scène, comme l’écrit  Ph.-A. Michaud : « Entre les modèles antiques et leur actualisation, il existe une étape intermédiaire où se déploie le processus d’imitation dans sa dimension identificatoire : la rencontre du corps et de sa figure dans un spectacle vivant [25] ».
Warburg identifie ainsi le thème formel antique de la Mort d’Orphée dans plusieurs gravures italiennes florentines de la fin du Quattrocento, puis chez Dürer. Ce Rapprochement le mène à penser  que la « mise en scène » pathétique très particulière de la mort d’Orphée n’est pas seulement reproduite comme un motif d’atelier, au seul intérêt formel, mais que « c’est aussi une expérience authentique revécue passionnément et intelligemment, dans l’esprit et selon la lettre de l’Antiquité païenne, et née des sombres mystères de la légende de Dionysos : la preuve en est la plus ancienne pièce de théâtre de la littérature italienne, l’Orfeo de Politien (...) »[26].
Ainsi, les souffrances d’Orphée auraient été directement incarnées sur scène, dans les mots qu’Ovide avait inspirés à Politien Elles se seraient ensuite retrouvées dans les œuvres des graveurs florentins, témoignant d’une même expérience vivante, commune aux contemporains : spectateurs, lecteurs ou connaisseurs des œuvres de l’Antiquité.  « Mantoue et Florence, écrit-il, se rejoignent ici dans leur tentative d’intégrer au style Renaissance de la représentation de la vie en mouvement les formules véritablement antiques servant à l’expressivité exagérée du corps et de l’âme. Ici, sous l’influence de Politien [...] les Florentins aboutissent à un style hybride, hésitant entre l’observation réaliste de la nature et les emprunts idéalistes de motifs antiques célèbres, artistiques et poétiques »[27].
Le spectacle et les arts graphiques ou plastiques se rejoignent donc dans l’expérience vivante de l’élément pathétique attaché au gestuel et au mouvement  que le costume est chargé naturellement d’amplifier. Certains mouvements vivants des personnages de l’Antiquité, créés par les figurants des Intermèdes de 1589 semblent inventer la plastique attribuée aux personnages antiques par les peintres de la Renaissance où Warburg les retrouve. Sans doute, est-ce parce que  ces intermèdes offrent le spectacle de la nécessité tragique de pacifier un cosmos désordonné et, à bien des égards, fantasmagorique, sinon menaçant. Précieuses recherches sur la représentation graphique du mouvement par les peintres et les artistes lorsqu’elles lient ainsi le mouvement et le vêtement d’une part, la représentation du mouvement et le théâtre d’autre part !

IV- naissance du vêtement et pathétique
Pourquoi le vêtement (et son avatar spectaculaire, le costume) sont-ils aussi bons conducteurs de pathétique ? `
L’analyse sur le pathétique du Laocoon que développe Didi-Huberman fournit un premier élément de réponse : « La douleur tragique de Laocoon, écrit-il,  ne manifeste-t-elle pas- en la « sublimant » comme disait, à l’instar de Freud, l’historien des Pathosformeln [Warburg]- un rapport [plus] primordial [encore] ? Ce rapport infra-symbolique et infra-narratif, ne serait-il pas celui du corps humain à la souffrance physique et à la violence de la lutte animale ? On voit bien que la proximité de l’humain et de l’animal constitue le motif essentiel du Laocoon (...) l’homme se confronte à l’animal comme au danger mortel par excellence (...) l’homme incorpore ou revêt l’animal, faisant de sa propre mort - ou plutôt de son instrument- quelque chose comme une seconde peau : dans la statue hellénistique les serpents se donnent presqu’à voir comme une « sur-musculature » des trois personnages, ou bien leurs viscères rendus visibles par une espèce de réversion fantasmatique du dedans et du dehors »[28].












Le vêtement naîtrait  donc anthropologiquement du corps, dans la mesure où il procède d’une tension entre l’homme et l’animalité de son corps.
L’anthropologie avance en effet que s’effectue dans l’acte de s’habiller une première « manipulation » du corps qui rend acceptable sa naturalité. La transformation de l’apparence constitue le premier pas vers la construction du statut social et de l’identité dans le refus d’un primat immédiat du biologique. Ce questionnement insiste dans les oeuvres des plasticiens actuels les plus inspirés, cette évidence stimule leur imaginaire lorsqu’ils convoquent une dialectique du dehors et du dedans, du costume comme expression, non de la peau mais de ce qui serait le plus intérieur au corps, os et muscles, os envahissant l’extérieur, chitine animale ou armure du chevalier, muscles cousus les uns aux autres comme dans la confection de la fascinante « Robe de chair » de Jana Sterbac. Ces artistes se livrent là à la plus convaincante des démonstrations. Leur leçon lumineuse dépasse le simple « embodiement » du costume en imaginant qu’il est l’expression du plus enfoui, un squelette extérieur qui ne « dit » pas le corps mais le soutient, le renforce, l’aligne, parce que tout d’abord, au sens propre, il naît de lui [29]. Le vêtement est l’expression extériorisante et conflictuelle d’une essence coextensive au corps, (surface, épaisseur et profondeur, dynamique et motricité), l’animalité de l’être humain.
Les anthropologues ont fait le même constat à propos du fréquent rapprochement symbolique entre tissage et accouchement qui fait du vêtement un être vivant. Françoise Cousin, par exemple, étudie les techniques Mayas de conception des pantalons à partir de lais tissés et assemblés. Elle en conclut qu’il serait l’enfant métaphorique de la tisserande : « le tissage maya préhispanique est caractérisé par la production de tissu à quatre lisières. Ils peuvent être éventuellement additionnés pour former une surface plus grande que celle qu’il est possible de réaliser sur le métier, mais ne saurait être coupés. Ils sont assimilables à un corps vivant et tailler dedans serait l’équivalent d’une amputation. Tissés par les femmes, ils sont métaphoriquement leurs enfants »[30].
Il faudrait pour filer cette métaphore, et donner consistance à ce mythogramme du geste contre sa propre animalité profonde, la rattacher à l’expression tragique et rechercher comment Warburg nous permet de le comprendre. Des extraits de sa conférence sur « le rituel du serpent » révèlent l’existence de  deux sortes de tragique, : celui lié à la séparation de l’enfantement et celui que produit le rapport humain à l’inanimé. Le vêtement se séparerait non seulement de l’être humain animal et représenterait cette séparation,  mais il passerait dans ce mouvement violent du vivant à l’inanimé :
« La catégorie primitive de la forme de pensée causale, écrit-il, est l’enfantement. Cet enfantement montre que l’énigme de l’enchaînement, constatable matériellement, est liée à la catastrophe inconcevable qu’est la séparation de l’une des deux créatures d’avec l’autre. L’espace de la pensée abstraite entre le sujet et l’objet est fondé sur l’expérience vécue de la coupure du lien ombilical »[31].
Le pathétique de cette expression procède de sa composante conflictuelle, de sa nature de geste surgissant du corps et l’affectant, en s’opposant à lui. Il fait par là naître une émotion chez l’acteur comme chez le spectateur, c’est bien là ce qui la rend susceptible d’intensification esthétique[32].
Warburg cherche ensuite à expliquer la présence du tragique, notamment dans le costume, par l’empathie de l’homme avec la nature inanimée : « Le point de départ est le suivant : je considère l’homme comme un animal qui manie les choses, dont l’activité consiste à établir des liaisons et des séparations. Ce qui lui fait perdre son sentiment organique du moi, parce qu’en effet la main lui permet de se saisir  d’objets concrets, qui n’ont pas d’appareils nerveux parce qu’ils sont inorganiques, mais qui néanmoins étendent son moi de façon inorganique. Voilà le tragique de l’homme qui en maniant des choses s’étend au-delà de sa limite organique. (...) il existe effectivement pour l’homme un état qui peut l’unir à quelque chose –justement en portant (note de l’auteur :le tragique du costume étranger, 8 V 923) ou en maniant quelque chose qui lui correspond, mais qui ne coule pas dans ses veines. Le tragique du costume et de l’outil[33] est l’histoire de la tragédie humaine au sens le plus large (…)[34]» .

Didier Doumergue
en collaboration avec Anne Verdier



[1] La Pellegrina et les Intermèdes, Florence 1589, Aby Warburg et Bastiano De Rossi, présentation, traduction et notes d’Anne Surgers, éditions Lampsaque, collection Le Studiolo-essais, Vijon, 2009.
[2] Cf. Girolamo Bargagli, La Pellegrina, éditions Florindo Ceretta, Florence, Olshki, 1971.
[3] Nous remercions Jean-Marc Leveratto de nous avoir signalé son existence. Rédigé en italien, il n’avait jamais, jusqu’ici été traduit en français.
[4] Philippe Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, éditions Macula, Paris, 1998.
[5] Anne Verdier, L’Habit de théâtre, Histoire et Poétique de l’habit de théâtre en France au XVIIe siècle, éditions Lampsaque, Vijon, 2006 et Art et Usages du Costume de scène, sous la direction d’Anne Verdier, Olivier Goetz, Didier Doumergue, éditions Lampsaque, Vijon, 2007.
[6] Aby Warburg, Essais Florentins, textes traduits de l’allemand par Sybille Müller, présentation par Evelyne Pinto, Paris, Klincksieck, 1990, 2ème édition 2003.
[7] Anne Surgers, op. cit., p. 12.
[8] Ainsi, au XIIe siècle, une liste dénombre sept sciences « méchaniques » : filage, architecture, navigation, agriculture, chasse, médecine, et mentionne bien parmi celles-ci le théâtre, sans d’ailleurs faire allusion spécifiquement aux images et aux sculptures (peut-être sont-elles englobées dans l’architecture).
[9] La Pellegrina et les Intermèdes, op. cit. p. 69.
[10] (définition de la formule de pathos : « la représentation de l’expression, intérieurement ou extérieurement exacerbée, de la figure humaine individuelle, qu’elle soit submergé dans le sentiment religieux, rehaussée de délicates parures ou emportées dans un mouvement impétueux »).
[11] Aby Warburg, Essais Florentins, op. cit., présentation par Evelyne Pinto, p. 27.
[12] Anne Surgers, op. cit., p. 14.
[13] affectant les cheveux et les vêtements, c’est moi qui souligne.
[14] Aby Warburg, La Naissance de Vénus et le Printemps de Sandro Botticelli, Essais Florentins, op. cit ., p. 63.
[15] idem, Essais Florentins, La cause extérieure, p. 90.
[16] F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, traduction M. Haar, Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, éd. Gallimard , Paris, 1977 : Cf. p. 41 : « Nous aurions fait en esthétique un grand pas lorsque nous serons parvenus non seulement à la compréhension logique mais à l’immédiate certitude intuitive que l’entier développement de l’art est lié à la dualité de l’apolinien et du dyonisiaque (...) ».
[17] Aby Warburg, L’entrée du style idéal antiquisant dans la peinture du début de la Renaissance, Essais Florentins, p. 241-242.
[18] Georges Didi Huberman, L’Image Survivante, éditions de Minuit, Paris, 2002, p. 37. Références à Warburg  (Mimik und plastik -1907b Les dernières volontés de Francesco Sassetti, Essais Florentins, op. cit., p. 167-196).
[19] Aby Warburg, L’entrée du style idéal antiquisant dans la peinture du début de la Renaissance, Essais Florentins, p. 224.
[20] Ph-A. Michaud, op. cit., p. 27.
[21] Cf. supra, note 9, la définition de la formule de pathos impliquant nommément la figure humaine individuelle.
[22] Ph-A. Michaud, op. cit.,  p. 77.
[23] Cf. sur ce point Philippe Choulet L’idéalisation dans l’art du costume « le costume simplifie et augmente » (Albert Camus), in revue Nickel 15 Spécial Geneviève Sevin-Doering, Metz, été 2007 : « Que fait-on quand on simplifie ainsi [par le costume] de manière heureuse et réussie ? On schématise un organisme, on le dégraisse, on l’amaigrit, on le réduit à un son squelette idéel, en ne faisant voir, donc en ne montrant que sa forme intérieure essentielle. Mais cette monstration n’est pas tant le dégagement d’une forme hors de la matière qui l’offusque (à la manière dont Aristote disait que l’Apollon était caché dans le marbre et qu’il fallait l’en dégager) que l’introduction violente d’une forme imaginée, pensée, conçue, construite, dans la matière même du tissu et de la chair, ce que Nietzsche appelle une idéalisation ».
[24] Ph-A. Michaud, op. cit.,  p. 165.
[25] Ph-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, op. cit., p. 142.
[26] A. Warburg, Essais Florentins, Albert Dürer et l’Antiquité italienne, op. cit., p. 162.
[27] Idem, p. 162-163.
[28] Didi-Huberman, L’Image Survivante, éditions de Minuit, Paris, 2002, p. 225/226,  c’est moi qui souligne.

[29] Cf. D. Doumergue, L’Art de Genevieve Sevin-Döring, in Art et Usages du Costume de scène, sous la direction de Anne Verdier, Olivier Goetz, Didier Doumergue, éditions Lampsaque, Vijon, 2007.
[30] Françoise Cousin, L’art de faire des pantalons et la quatrième dimension in Techniques et Culture 20 Variables et constantes, éditions de la Maison des Sciences de l’homme de Paris, juillet-décembre1992, p. 151.
[31] Aby Warburg, Notes inédites pour la conférence de Kreuzlingen sur « le rituel du serpent» (1923), in Ph.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, op. cit ., p. 259.
[32] Sur la dimension paradoxale du vêtement : le paradoxe du vêtement affirme à la fois l’animalité et l’humanité, le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur comme les paradoxes deleuziens dénombrés par Pierre Montebello (Cf. P. Montebello, Deleuze, Vrin, Paris, 2008).
Le vêtement appartient certes à la transformation de l’espace comme architecture, mais il s’en distingue, à l’intérieur de cette catégorie, par le tissage plutôt que par le bâtir (Cf. Pierre Schneider, ..
Le commencement et la suite, éditions Flammarion, Paris 1994.)
[33] Je souligne.
[34] Aby Warburg, Notes inédites pour la conférence de Kreuzlingen sur « le rituel du serpent», art. cit., p. 265.