Le Studiolo vient de publier un nouvel ouvrage dans sa collection « essais » : La Pellegrina et ses intermèdes, traduction et notes d’Anne Surgers[1].
Cet ouvrage contribue à donner un aperçu de ce que pouvait être le cérémonial à la cour des Medicis, à la fin de la Renaissance. On y découvrira deux textes, inédits en français, ayant trait à la représentation de La Pellegrina, une comédie de Giorolamo Bargagli[2], et des six intermèdes allégoriques en musique joués entre les actes de la comédie, avec des décors, des costumes, des effets de machinerie et des éclairages somptueux dus à Bernardo Buontalenti.
Le premier texte est une traduction d’un essai de Aby Warburg (1866-1929), publié en 1895 : « Les Costumes de scène pour les intermèdes de 1589 », un texte fondateur, tant pour la méthode que pour les impulsions qu’il a données aux études menées ensuite, depuis le milieu du XXe siècle.[3]
Le second texte est une relation des intermèdes de La Pellegrina, écrite par Bastiano De Rossi, un érudit florentin très proche des inventeurs du spectacle. Publiée environ deux semaines après la première représentation, elle s’appuie non seulement sur des souvenirs de spectateur et des notes prises lors du spectacle, mais sur les textes originaux, sur des documents de travail (maquettes de décor et de costume) et, certainement, sur des conversations que De Rossi a pu avoir avec De Bardi le principal artisan des intermèdes mais aussi les musiciens, le scénographe-costumier, les tailleurs, les peintres, les sculpteurs.
Philippe-Alain Michaud[4] donne de l’essai de Warburg un assez large aperçu qui nous a immédiatement donné envie d’en lire la version intégrale dans une traduction française. Anne Surgers nous a proposé d’en faire une publication et d’y joindre la traduction de la principale source d’Aby Warburg, La Description de l’appareil et des Intermèdes, de Bastiano de Rossi.
Notre propos n’est pas de faire à proprement parler une recension de cet ouvrage. Le Studiolo dont on connaît l’intérêt pour la question du costume[5] se réjouit de ce nouveau titre dans sa collection « essais ». Nous voudrions plutôt livrer quelques réflexions suscitées par les recherches d’Aby Warburg et ce qu’il nous permet d’ajouter à notre connaissance des costumes de théâtre.
I- Contre la hiérarchie académique des arts et des genres
Dans son adresse au lecteur, Anne Surgers remarque très justement que l’essai de Warburg ne fait pas partie de la sélection de ses essais publiés en français par Evelyne Pinto sous le titre d’Essais Florentins[6] :
« Cette absence s’explique peut-être par le fait que Warburg n’y parle pas de peinture, mais des arts qui restent considérés comme mineurs et qu’il appelle lui-même des "formes intermédiaires" dont le rôle était de faire passer de la vie à l’art. (...) La hiérarchie des arts et des genres, serait-elle, aujourd’hui encore une notion considérée comme une vérité »[7].
Ce point de départ nous paraît en effet essentiel, notamment par ce qu’il exprime du rapport entre les arts plastiques et graphiques
et ce que nous appelons aujourd’hui « le spectacle vivant ». Le monde de la Renaissance avait sous les yeux des exemples fameux d’expression des passions, issus de l’Antiquité qu’il pouvait voir sur les bas-reliefs des sarcophages, les statues et sculptures diverses, les poteries et autres objets témoins du passé. Il les recréait et les « vivait » à sa propre époque lors de représentations théâtrales ou dans les défilés, mascarades, ou fêtes, (comme celle dont Warburg parle dans son essai) et les retrouvait dans les œuvres des peintres qui s’essayaient à représenter le mouvement et l’exagération gestuelle. Arts de la surface (peinture, gravure, dessin) et arts de la scène sont très fortement en relation, à une époque où les premiers, et quelques rares fois les seconds, sont encore considérés comme des arts mécaniques[8].
Warburg s’intéresse aux figures mythologiques qui peuplent les Intermèdes de 1589 : « toutes [les] formes intermédiaires, aujourd’hui éteintes, entre la vie réelle et l’art dramatique, dont faisait partie la procession mythologique ou allégorique, si fréquente au XVe, XVIe et XVIIe (par exemple dans les mascarades de carnaval, les tournois, les bufole [bouffoneries], etc.), offraient à la société du temps l’occasion de voir en chair et en os les figures célèbres des temps anciens »[9]. La société de l’époque a l’occasion de voir les figures de l’Antiquité bien vivantes, ainsi que leur représentation dans les peintures contemporaine. Warburg retrouve à son tour ces figures célèbres des temps anciens dans les œuvres des peintres. Dans ces héros mythologiques, leurs costumes, leur gestuelle, leur rapport à l’espace et leur particulière fonction d’organisation du chaos, du rapport du microcosme et du macrocosme, Warburg décèle une « survivance » de ces mêmes « pathos formeln » (formules de pathos) qu’il a étudié chez Botticelli ou Ghirlandaio [10].
Il est difficile d’expliquer le rapport entre les arts de surface et les arts de la scène, y compris « les formes intermédiaires », ou le rapport au tragique de ces deux formes d’art, si on le réfère immédiatement aux modèles de mimiques pathétiques, à l’amplification baroque du geste, à la « rhétorique musculaire » et à la langue des gestes utilisés par certains artistes des débuts de la Renaissance. Or Evelyne Pinto écrit dans sa présentation[11] que cette référence est pourtant le fil rouge qui relie les différents articles contenus dans les Essais Florentins. Elle exclut toutefois inexplicablement cet essai sur les intermèdes de 1589. La seule raison possible (inconsciente peut-être) c’est que cet essai, centré sur les costumes, traite de d’un art mineur. La publication de La Pellegrina et des Intermèdes témoigne du désir de lutter contre ces divisions hiérarchiques et essaye de trouver entre toutes ces formes le dénominateur commun du rapport à l’expression pathétique.
Warburg, évidemment, ne défend pas la hiérarchie académique des arts comme une vérité, mais vise au contraire une sensibilité générale, comme l’écrit Anne Surgers :
« Warburg, lui, ne dit pas que sa recherche est « transdisciplinaire ». Le mot et la notion impliquent, supposent ou procèdent d’une acceptation préalable de la séparation entre les disciplines, entre les genres. Cette séparation, ces catégories n’avaient pas lieu d’être pour Warburg : les costumes ou l’étude d’un livre de compte, sont pour lui un moyen, parmi d’autres, de réfléchir sur l’expression des liens entre microcosme et macrocosme qui s’expriment dans les Intermèdes de 1589 »[12].
II- Art pictural et représentation du mouvement
Vaste sujet que cette question du rapport entre les arts de surface et les arts de la scène. Nous souhaitons circonscrire notre intérêt au domaine commun du vêtement, qui devient costume au spectacle. En effet, ces caractéristiques de pathos antique étaient bien connues des peintres de la Renaissance qui en montraient l’intensité en animant les vêtements (et la chevelure) de mouvements censés exprimer l’état intérieur des personnages représentés. « Pour un érudit vénitien, quand il s’agissait de faire revivre l’art antique dans ses manifestations les plus caractéristiques, le mouvement extérieur[13] était considéré comme un des éléments typiques » écritWarburg[14]. Et il désigne clairement l’expression du mouvement comme l’objectif principal et le plus difficile à atteindre des artistes de la Renaissance « Au XVè siècle, l’Antiquité n’impose pas absolument aux artistes de renoncer à toutes les formes d’expression qu’ils ont acquises par l’observation personnelle (...) mais elle les rend seulement attentifs au problème le plus difficile dans le domaine des arts plastiques : fixer les images de la vie animée de mouvement »[15]. L’expression du mouvement est bien le troisième terme dont nous avons besoin pour faire le lien entre les vêtements figurés sur les œuvres graphiques et les costumes portés par les figurants dans les défilés, les fêtes ou les spectacles.
Selon Warburg, ce mouvement correspond à une oscillation entre le rêve et l’ivresse, l’apollinien et le dionysiaque, pour reprendre les catégories développées par Nietzche dans La Naissance de la tragédie[16] : « Les études sur les religions de l’Antiquité gréco-romaine nous enseignent toujours plus à considérer que l’Antiquité est en quelque sorte symbolisée par un Hermes bifrons d’Apollon et de Dionysos. L’ethos apollinien s’épanouit avec le pathos dionysiaque (...) Nous nous décidons maintenant à considérer cette instabilité classique un peu comme les qualités essentielles de l’art et de la civilisation antiques (...) Le Quattrocento savait apprécier cette double richesse de l’Antiquité païenne»[17].
Georges Didi-Huberman pointe l’influence qu’eut sur Warburg un de ses professeurs, August Schmarsow qui avait « compris le rôle fondamental de ce que l’on nommait, à l’époque, le « langage des gestes » : reprenant, par-delà Lessing, la problématique expressive du Laocoon, et [tenté] d’élaborer une théorie de l’empathie corporelle de l’image, tout cela énoncé à travers le binôme de la « mimique » (Mimik) et de la « plastique » (Plastik)»[18]. Warburg eut l’intuition que ce binôme était clairement lié au pathos et au costume : « La sculpture italienne et, d’abord, Donatello, redécouvrit les formules de pathos antique du langage mimique, par la suite, cependant, s’agissant d’illustration de thèmes antiques, la peinture elle-même ne pouvait plus conserver l’ancien réalisme des costumes d’influence nordique, et elle devait plutôt se décider à conférer également aux dieux et héros païens ce nouveau style antique de la mobilité all’antica »[19] .
A la Renaissance, l’image a changé progressivement de statut. Elle ne se contente plus d’aider la mémoire, elle est chargée dorénavant de transmettre des émotions en prenant vie, devenant vraisemblable, convaincante, au plus près de la réalité. Warburg a eu la géniale intuition que l’intérêt des humanistes pour la culture antique n’avait pas donné lieu à une simple imitation des modèles antiques, mais que le renouveau du rapport au monde avait produit une nouvelle sensibilité, nécessitant tout à la fois une expressivité adéquate et une réactivation dans la vie profonde des formes d’expression qui avaient pu appartenir à l’Antiquité. Il les nomme Nachleben der Antike (survivance de l’Antiquité).
L’ouvrage de Philippe-Alain Michaud accorde une large place au dispositif de la « figurabilité », dans lequel il repère cette révolution s’accomplissant à la Renaissance : « (...) la figurabilité, c’est-à-dire l’ensemble des procédures non plus techniques ou formelles mais symboliques par lesquelles le sujet représenté vient s’inscrire dans une image (...)[20] » Il y relève un trait historique : l’individualisation des figures[21]. Cette entrée dans l’image, c’est-à-dire cette conversion en « figure » se situe entre l’apparition d’un corps (sa « comparution » dit Michaud) et sa représentation (mimesis). L’image, nous entraînant bien loin de l’attitude platement sémiologique à la recherche inlassable du signe, « laisse affleurer la représentation du mouvement dans son énigmatique fonction : la manifestation d’un corps irréductible à sa signification [22]». Par son effet d’unification, de simplification et d’accroissement [23], le costume contribue, à la constitution de la figure, c’est-à-dire à la transmutation du corps en représentation. Cette transformation fait disparaître le corps derrière la figure, représentation de l’énergie en mouvement se déployant dans l’espace. La matérialité plastique du costume inscrit le corps devenu figure dans la continuité spatiale de l’image. Toujours selon Ph.-A. Michaud : « le vêtement – mais aussi les masques, les coiffures, les bijoux et les fards- sont chargés de propriétés symboliques : ils conduisent le corps au seuil de sa comparution [24]».
III- « la rencontre du corps et de la figure dans le spectacle vivant »
Les nymphes botticelliennes constituent, selon Warburg, des survivances de motifs antiques représentant des ménades et autres figures dionysiaques qui expriment dans la mimique et la plastique un rapport au monde tragique et douloureux, tout en tension et énergie vitale. Il développera plus tard l’idée d’une relation sous-jacente entre les arts de la surface et ceux de la scène, comme l’écrit Ph.-A. Michaud : « Entre les modèles antiques et leur actualisation, il existe une étape intermédiaire où se déploie le processus d’imitation dans sa dimension identificatoire : la rencontre du corps et de sa figure dans un spectacle vivant [25] ».
Warburg identifie ainsi le thème formel antique de la Mort d’Orphée dans plusieurs gravures italiennes florentines de la fin du Quattrocento, puis chez Dürer. Ce Rapprochement le mène à penser que la « mise en scène » pathétique très particulière de la mort d’Orphée n’est pas seulement reproduite comme un motif d’atelier, au seul intérêt formel, mais que « c’est aussi une expérience authentique revécue passionnément et intelligemment, dans l’esprit et selon la lettre de l’Antiquité païenne, et née des sombres mystères de la légende de Dionysos : la preuve en est la plus ancienne pièce de théâtre de la littérature italienne, l’Orfeo de Politien (...) »[26].
Ainsi, les souffrances d’Orphée auraient été directement incarnées sur scène, dans les mots qu’Ovide avait inspirés à Politien Elles se seraient ensuite retrouvées dans les œuvres des graveurs florentins, témoignant d’une même expérience vivante, commune aux contemporains : spectateurs, lecteurs ou connaisseurs des œuvres de l’Antiquité. « Mantoue et Florence, écrit-il, se rejoignent ici dans leur tentative d’intégrer au style Renaissance de la représentation de la vie en mouvement les formules véritablement antiques servant à l’expressivité exagérée du corps et de l’âme. Ici, sous l’influence de Politien [...] les Florentins aboutissent à un style hybride, hésitant entre l’observation réaliste de la nature et les emprunts idéalistes de motifs antiques célèbres, artistiques et poétiques »[27].
Le spectacle et les arts graphiques ou plastiques se rejoignent donc dans l’expérience vivante de l’élément pathétique attaché au gestuel et au mouvement que le costume est chargé naturellement d’amplifier. Certains mouvements vivants des personnages de l’Antiquité, créés par les figurants des Intermèdes de 1589 semblent inventer la plastique attribuée aux personnages antiques par les peintres de la Renaissance où Warburg les retrouve. Sans doute, est-ce parce que ces intermèdes offrent le spectacle de la nécessité tragique de pacifier un cosmos désordonné et, à bien des égards, fantasmagorique, sinon menaçant. Précieuses recherches sur la représentation graphique du mouvement par les peintres et les artistes lorsqu’elles lient ainsi le mouvement et le vêtement d’une part, la représentation du mouvement et le théâtre d’autre part !
IV- naissance du vêtement et pathétique
Pourquoi le vêtement (et son avatar spectaculaire, le costume) sont-ils aussi bons conducteurs de pathétique ? `
L’analyse sur le pathétique du Laocoon que développe Didi-Huberman fournit un premier élément de réponse : « La douleur tragique de Laocoon, écrit-il, ne manifeste-t-elle pas- en la « sublimant » comme disait, à l’instar de Freud, l’historien des Pathosformeln [Warburg]- un rapport [plus] primordial [encore] ? Ce rapport infra-symbolique et infra-narratif, ne serait-il pas celui du corps humain à la souffrance physique et à la violence de la lutte animale ? On voit bien que la proximité de l’humain et de l’animal constitue le motif essentiel du Laocoon (...) l’homme se confronte à l’animal comme au danger mortel par excellence (...) l’homme incorpore ou revêt l’animal, faisant de sa propre mort - ou plutôt de son instrument- quelque chose comme une seconde peau : dans la statue hellénistique les serpents se donnent presqu’à voir comme une « sur-musculature » des trois personnages, ou bien leurs viscères rendus visibles par une espèce de réversion fantasmatique du dedans et du dehors »[28].
Le vêtement naîtrait donc anthropologiquement du corps, dans la mesure où il procède d’une tension entre l’homme et l’animalité de son corps.
L’anthropologie avance en effet que s’effectue dans l’acte de s’habiller une première « manipulation » du corps qui rend acceptable sa naturalité. La transformation de l’apparence constitue le premier pas vers la construction du statut social et de l’identité dans le refus d’un primat immédiat du biologique. Ce questionnement insiste dans les oeuvres des plasticiens actuels les plus inspirés, cette évidence stimule leur imaginaire lorsqu’ils convoquent une dialectique du dehors et du dedans, du costume comme expression, non de la peau mais de ce qui serait le plus intérieur au corps, os et muscles, os envahissant l’extérieur, chitine animale ou armure du chevalier, muscles cousus les uns aux autres comme dans la confection de la fascinante « Robe de chair » de Jana Sterbac. Ces artistes se livrent là à la plus convaincante des démonstrations. Leur leçon lumineuse dépasse le simple « embodiement » du costume en imaginant qu’il est l’expression du plus enfoui, un squelette extérieur qui ne « dit » pas le corps mais le soutient, le renforce, l’aligne, parce que tout d’abord, au sens propre, il naît de lui [29]. Le vêtement est l’expression extériorisante et conflictuelle d’une essence coextensive au corps, (surface, épaisseur et profondeur, dynamique et motricité), l’animalité de l’être humain.
Les anthropologues ont fait le même constat à propos du fréquent rapprochement symbolique entre tissage et accouchement qui fait du vêtement un être vivant. Françoise Cousin, par exemple, étudie les techniques Mayas de conception des pantalons à partir de lais tissés et assemblés. Elle en conclut qu’il serait l’enfant métaphorique de la tisserande : « le tissage maya préhispanique est caractérisé par la production de tissu à quatre lisières. Ils peuvent être éventuellement additionnés pour former une surface plus grande que celle qu’il est possible de réaliser sur le métier, mais ne saurait être coupés. Ils sont assimilables à un corps vivant et tailler dedans serait l’équivalent d’une amputation. Tissés par les femmes, ils sont métaphoriquement leurs enfants »[30].
Il faudrait pour filer cette métaphore, et donner consistance à ce mythogramme du geste contre sa propre animalité profonde, la rattacher à l’expression tragique et rechercher comment Warburg nous permet de le comprendre. Des extraits de sa conférence sur « le rituel du serpent » révèlent l’existence de deux sortes de tragique, : celui lié à la séparation de l’enfantement et celui que produit le rapport humain à l’inanimé. Le vêtement se séparerait non seulement de l’être humain animal et représenterait cette séparation, mais il passerait dans ce mouvement violent du vivant à l’inanimé :
« La catégorie primitive de la forme de pensée causale, écrit-il, est l’enfantement. Cet enfantement montre que l’énigme de l’enchaînement, constatable matériellement, est liée à la catastrophe inconcevable qu’est la séparation de l’une des deux créatures d’avec l’autre. L’espace de la pensée abstraite entre le sujet et l’objet est fondé sur l’expérience vécue de la coupure du lien ombilical »[31].
Le pathétique de cette expression procède de sa composante conflictuelle, de sa nature de geste surgissant du corps et l’affectant, en s’opposant à lui. Il fait par là naître une émotion chez l’acteur comme chez le spectateur, c’est bien là ce qui la rend susceptible d’intensification esthétique[32].
Warburg cherche ensuite à expliquer la présence du tragique, notamment dans le costume, par l’empathie de l’homme avec la nature inanimée : « Le point de départ est le suivant : je considère l’homme comme un animal qui manie les choses, dont l’activité consiste à établir des liaisons et des séparations. Ce qui lui fait perdre son sentiment organique du moi, parce qu’en effet la main lui permet de se saisir d’objets concrets, qui n’ont pas d’appareils nerveux parce qu’ils sont inorganiques, mais qui néanmoins étendent son moi de façon inorganique. Voilà le tragique de l’homme qui en maniant des choses s’étend au-delà de sa limite organique. (...) il existe effectivement pour l’homme un état qui peut l’unir à quelque chose –justement en portant (note de l’auteur :le tragique du costume étranger, 8 V 923) ou en maniant quelque chose qui lui correspond, mais qui ne coule pas dans ses veines. Le tragique du costume et de l’outil[33] est l’histoire de la tragédie humaine au sens le plus large (…)[34]» .
Didier Doumergue
en collaboration avec Anne Verdier
[1] La Pellegrina et les Intermèdes, Florence 1589, Aby Warburg et Bastiano De Rossi, présentation, traduction et notes d’Anne Surgers, éditions Lampsaque, collection Le Studiolo-essais, Vijon, 2009.
[3] Nous remercions Jean-Marc Leveratto de nous avoir signalé son existence. Rédigé en italien, il n’avait jamais, jusqu’ici été traduit en français.
[5] Anne Verdier, L’Habit de théâtre, Histoire et Poétique de l’habit de théâtre en France au XVIIe siècle, éditions Lampsaque, Vijon, 2006 et Art et Usages du Costume de scène, sous la direction d’Anne Verdier, Olivier Goetz, Didier Doumergue, éditions Lampsaque, Vijon, 2007.
[6] Aby Warburg, Essais Florentins, textes traduits de l’allemand par Sybille Müller, présentation par Evelyne Pinto, Paris, Klincksieck, 1990, 2ème édition 2003.
[8] Ainsi, au XIIe siècle, une liste dénombre sept sciences « méchaniques » : filage, architecture, navigation, agriculture, chasse, médecine, et mentionne bien parmi celles-ci le théâtre, sans d’ailleurs faire allusion spécifiquement aux images et aux sculptures (peut-être sont-elles englobées dans l’architecture).
[10] (définition de la formule de pathos : « la représentation de l’expression, intérieurement ou extérieurement exacerbée, de la figure humaine individuelle, qu’elle soit submergé dans le sentiment religieux, rehaussée de délicates parures ou emportées dans un mouvement impétueux »).
[14] Aby Warburg, La Naissance de Vénus et le Printemps de Sandro Botticelli, Essais Florentins, op. cit ., p. 63.
[16] F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, traduction M. Haar, Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, éd. Gallimard , Paris, 1977 : Cf. p. 41 : « Nous aurions fait en esthétique un grand pas lorsque nous serons parvenus non seulement à la compréhension logique mais à l’immédiate certitude intuitive que l’entier développement de l’art est lié à la dualité de l’apolinien et du dyonisiaque (...) ».
[17] Aby Warburg, L’entrée du style idéal antiquisant dans la peinture du début de la Renaissance, Essais Florentins, p. 241-242.
[18] Georges Didi Huberman, L’Image Survivante, éditions de Minuit, Paris, 2002, p. 37. Références à Warburg (Mimik und plastik -1907b Les dernières volontés de Francesco Sassetti, Essais Florentins, op. cit., p. 167-196).
[19] Aby Warburg, L’entrée du style idéal antiquisant dans la peinture du début de la Renaissance, Essais Florentins, p. 224.
[21] Cf. supra, note 9, la définition de la formule de pathos impliquant nommément la figure humaine individuelle.
[23] Cf. sur ce point Philippe Choulet L’idéalisation dans l’art du costume « le costume simplifie et augmente » (Albert Camus), in revue Nickel 15 Spécial Geneviève Sevin-Doering, Metz, été 2007 : « Que fait-on quand on simplifie ainsi [par le costume] de manière heureuse et réussie ? On schématise un organisme, on le dégraisse, on l’amaigrit, on le réduit à un son squelette idéel, en ne faisant voir, donc en ne montrant que sa forme intérieure essentielle. Mais cette monstration n’est pas tant le dégagement d’une forme hors de la matière qui l’offusque (à la manière dont Aristote disait que l’Apollon était caché dans le marbre et qu’il fallait l’en dégager) que l’introduction violente d’une forme imaginée, pensée, conçue, construite, dans la matière même du tissu et de la chair, ce que Nietzsche appelle une idéalisation ».
[28] Didi-Huberman, L’Image Survivante, éditions de Minuit, Paris, 2002, p. 225/226, c’est moi qui souligne.
[29] Cf. D. Doumergue, L’Art de Genevieve Sevin-Döring, in Art et Usages du Costume de scène, sous la direction de Anne Verdier, Olivier Goetz, Didier Doumergue, éditions Lampsaque, Vijon, 2007.
[30] Françoise Cousin, L’art de faire des pantalons et la quatrième dimension in Techniques et Culture 20 Variables et constantes, éditions de la Maison des Sciences de l’homme de Paris, juillet-décembre1992, p. 151.
[31] Aby Warburg, Notes inédites pour la conférence de Kreuzlingen sur « le rituel du serpent» (1923), in Ph.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, op. cit ., p. 259.
[32] Sur la dimension paradoxale du vêtement : le paradoxe du vêtement affirme à la fois l’animalité et l’humanité, le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur comme les paradoxes deleuziens dénombrés par Pierre Montebello (Cf. P. Montebello, Deleuze, Vrin, Paris, 2008).
Le vêtement appartient certes à la transformation de l’espace comme architecture, mais il s’en distingue, à l’intérieur de cette catégorie, par le tissage plutôt que par le bâtir (Cf. Pierre Schneider, ..
Le commencement et la suite, éditions Flammarion, Paris 1994.)
[34] Aby Warburg, Notes inédites pour la conférence de Kreuzlingen sur « le rituel du serpent», art. cit., p. 265.