Distance antique et réalité scénique en 1646 : les véritables habits à la romaine dans
Le Véritable saint Genest
La pièce s’inspire de sources historiques avérées. Genest est un comédien de l’Antiquité qui, probablement à la fin du IIIème siècle, a professé le christianisme et a été martyrisé. Son histoire est rapportée dans La Vie des Saints de Surius, dans laquelle Rotrou a probablement lu l’histoire de ce comédien chargé par l’empereur de se glisser parmi les chrétiens pour mieux les observer et de jouer ensuite, devant le public païen, des pièces où les pratiques et les cérémonies des chrétiens seraient ridiculisées. En jouant, dans l’une de ces pièces, le rôle d’un chrétien se préparant à recevoir le baptême, il a une vision céleste qui le fait se convertir en scène. Il déclare aussitôt que ce qu’il vient de jouer est la réalité et non une fiction, et qu’il est chrétien.
Comme L'Illusion comique de Pierre Corneille, créée dix ans auparavant, Le Véritable saint Genest défend l’idée que le théâtre permet de voir, par-delà le temps et la distance, une vérité cachée. Dans Saint-Genest c'est d'abord l'artificialité du théâtre qui est proclamée: «il s'agit d'imiter, et non de devenir», se dit, ironiquement Genest, comédien, alors que Maximin, l’empereur, Valérie et les autres spectateurs se rendent comptent que ce qu'ils croyaient être une mise en scène est la réalité: Genest s'est effectivement converti en scène, en jouant devant l’empereur et sa cour le rôle d’un chrétien qui se convertit et accepte le martyre. Comme le personnage qu’il a imité, le comédien Genest accepte de mourir pour sa foi.
Notre questionnement sur Véritable Saint-Genest s’inscrit dans le cadre de notre intérêt pour le costume de théâtre et plus particulièrement pour les rapports que le costume entretient avec l’Histoire et qui donnera naissance à ce qu’on appellera « le costume historique ». Chaque époque théâtrale a, en effet, entretenu un rapport spécifique avec l’Histoire et inventé sa manière particulière de l’exprimer par le costume. Nous aborderons donc cette tragédie du point de vue particulier de la double représentation de l’Antiquité qu’elle en offre, par ce que les personnages disent en scène du décor « antiquisant », et ce que nous pouvons imaginer des costumes qu’ils portent.
Une didascalie indique, au début du deuxième acte, que Genest, l’acteur-comédien, revêt le costume d’Adrian, le personnage qu’il est sur le point d’interpréter. Tout en s’habillant, Genest, qui est en même temps le chef de la troupe, commente le décor devant lequel il se prépare à jouer. ( II,1)
Genest s’habillant et tenant son rôle, considère le théâtre et dit au décorateur (à propos du décor)
Il est beau ; mais encore avec peu de dépense,
Vous pouviez ajouter à sa magnificence,
N’y laisser rien d’aveugle, y mettre plus de jour,
Donner plus de hauteur aux travaux d’alentour,
En marbrer les dehors, en jasper les colonnes,
Enrichir leurs tympans, leurs cimes, leurs couronnes,
Mettre en vos coloris plus de diversité,
En vos carnations plus de vivacité,
Draper mieux ces habits, reculer ces paysages,
Y lancer des jets d’eau, renfondrer leurs ombrages,
Et surtout en la toile où vous peignez vos cieux
Faire un jour naturel, au jugement des yeux ;
Au lieu que la couleur m’en semble un peu meurtrie.
Le décorateur
Le temps nous a manqué, plutôt que l’industrie ;
Joint qu’on voit mieux de loin ces raccourcissements,
Ces corps sortant du plan de ces refondrements
L’approche à ces dessins ôte leur perspective,
Et confond les faux jours, rend leurs couleurs moins vives,
Et comme à la Nature, est nuisible à notre art
A qui l’éloignement semble apporter du fard.
(…)
À cet instant, l’image scénique perçue par le spectateur est la suivante : un personnage, déjà en costume, change de costume devant un décor qu’il est en train de commenter. Le dialogue évoque incontestablement l’Antiquité et l’on devait alors voir un personnage habillé en romain parlant devant un décor antique, vraisemblablement une toile peinte.
Quel décor pour cet acte et quel costume de Romain pour Genest ?
Quel décor ?
On imagine le décor sans difficulté : sans doute l’image d’un temple dans un parc avec des bassins et des personnages vêtus de drapés, d’autres nus. Selon Furetière, chez les peintres, « draper une figure » veut dire « l’habiller ». A priori, donc, le terme n’évoque pas le forcément le vêtement romain, mais le mot « carnation » permet d’imaginer sa connotation antique. Selon Furetière, c’est « un terme de peinture qui se dit de toutes les parties du tableau en général qui représentent de la chair, qui sont nues et sans draperies ». Il s’agit là, de toute évidence, d’une représentation de personnages d’une Antiquité mythologisante.
Genest, le chef de troupe, utilise des termes techniques propres aux peintres pour juger de la qualité d’un décor dont il attendait plus de perfection, c’est-à-dire plus de vérité dans la représentation des paysages et des corps. Françoise Siguret, dans L’œil surpris, considère cette scène comme un témoignage sur l’arrivée au théâtre du décor perspectif à l’italienne. Elle montre que ce dialogue reflète les discussions qu’il devait y avoir dans les théâtres entre « des acteurs qui ne sont plus maîtres de la scénographie depuis que le décor perspectif a porté sur la scène le travail de l’illusion perspective jusque-là propre à la peinture et de décorateurs pressés de la réaliser en peu de temps et avec peu de moyens. »
Or, installer l’illusion nécessite pour les peintres qu’ils possèdent de solides connaissances en mathématiques et notamment en géométrie, et qu’ils alimentent ce que Pavel appelle « la rêverie historique du XVIIe siècle » d’une représentation de l’Antiquité aussi fidèle que possible aux sources historiques. Les grands maîtres de l’époque effectuent le voyage en Italie, d’où ils rapportent de nombreux croquis et dessins scrupuleusement copiés sur les vestiges antiques qu’ils ont pu observer. Par exemple, Le Brun rentre d’Italie l’année même où est joué Le Véritable Saint- Genest, et rapporte plus de cinq-cents croquis dans lesquels il a copié avec une attention particulière des éléments architecturaux, mais aussi de nombreux costumes, des accessoires militaires, des casques, des armures…
Poussin nous a, selon l’expression de Pavel « légué le latin de la peinture » c’est-à-dire « une langue qui nous permet d’entrevoir des sites évoqués par Virgile, par Ovide, par les ruines et par les antiquités romaines ». Ce souci de fonder la création artistique dans l’Histoire est salué par Fénelon dans son discours à l’Académie française (1693): « on a enfin compris, messieurs, qu’il faut écrire comme les Raphaëls, les Carraches et les Poussins ont peint, non pour chercher de merveilleux caprices et pour faire admirer leur imagination en se jouant du pinceau mais pour peindre d’après nature ».
Le tableau d’Eugène Lesueur intitulé « La prédication de St Paul à Ephèse » (présenté ci-contre) donne un aperçu de ce que le spectateur de l’époque pouvait voir de la représentation par le décor d’une Antiquité mythologisante, mais certainement pas de l’Antiquité « historique » évoquée par les costumes des personnages.
Quels costumes ?
Au début de ce deuxième acte, le public a donc sous les yeux une toile peinte, inspirée de modèles historiques d’inspiration mythologique : paysages, architecture, vêtements ou personnages dénudés-, sculptures ou trompe-l’œil et une seconde antiquité, non plus mythologique mais historique et « chrétienne », grâce à la présence d’un personnage « historique » interprété par un comédien, sans doute Bellerose ou peut être Floridor, déjà costumé en Genest, qui change de costume sur scène pour jouer le rôle d’Adrian, ministre de l’empereur.
On dispose de plusieurs indices pour mener l’enquête qui nous mettra sur la trace de ces mystérieux costumes.
Dans Le texte lui-même, une didascalie, (IV,7) précise que l’acteur tient un chapeau à la main : Genest, regardant le ciel, le chapeau à la main… . Ce chapeau évoque assez mal l’Antiquité. En revanche, il évoque très bien Bellerose que Tallemant des Réaux raille en raison du soin dont il prend à l’égard de son chapeau à plumes :« Bellerose était un comédien fardé qui regardait où il jetterait son chapeau de peur de gaster ses plumes ».
À ce jour, on n’a malheureusement pas retrouvé de trace de la garde-robe de Bellerose, mais quelques documents d’époque permettent de procéder à certains recoupements.
Tallemant des Réaux, en 1647, relate une anecdote selon laquelle Bellerose l’aurait vendue à Floridor en même temps que sa charge de chef de troupe pour la somme fabuleuse de 20000 livres tournois. Cette anecdote est une légende. Les deux garde-robes de comédiens estimées le plus cher à la même époque sont celles des comédiens Charles Le Noir, évaluée en 1637 à 5148 livres et de la Grange, évaluée en 1672 à 5235 livres. Elle nous informe toutefois, sinon sur la réalité de ces costumes, du moins sur la perception que le public en avait, et notamment sur celle de leur luxe.
Par ailleurs, en 1649 Bellerose écrit un libelle intitulé « lettre à l’abbé de la Rivière » , dans lequel il demande à ce dernier de rouvrir les théâtres après la Fronde afin que les comédiens puissent à nouveau gagner honorablement leur vie. Dans cette « lettre », il mentionne des éléments de ces fameux costumes qu’il a été contraint de vendre pour acheter des armes : canons à passements de Flandre, rubans, écharpe, plumes de son chapeau. Rien, certes, qui évoque une Antiquité réaliste mais beaucoup d’éléments spectaculaires qui indiquent une réelle efficacité scénique : dentelles, rubans, plumes, passements d’argent.
L ‘Inventaire après décès du comédien Charles Le Noir, établi en 1637, renseigne avec précision sur le contenu d’une garde-robe de comédien dans ces années. On y trouve par exemple « une houppelande d’écarlate doublée de panne, un haut de chausses de pourpre écarlate chamarré de passements d’or et d’argent, un pourpoint de chamois et un collet de bufle tout couvert d’or et d’argent » ou « un manteau et chausses de satin fiamette et un pourpoint de satin bleu, le tout en broderie d’or et d’argent. ». Costumes de forme contemporaine, aux couleurs vives, rehaussés de parures qui les font briller à la lumière des chandelles éclairant la scène et la salle. Nouvelle preuve s’il en est de l’attention portée à l’efficacité scénique de ces costumes.
La comparaison entre la description de cette garde-robe et celle d’une garde-robe non théâtrale - celle du marquis de Cinq-Mars réputé pour son élégance et décrite dans l’inventaire après décès établi après son exécution en 1642 - met en évidence des différences notoires permettant de mesurer l’écart entre une garde-robe aristocratique et une garde robe de comédien. Pour ne citer qu’un exemple, les manteaux à la mode dans ces années 1630 1640 jouent sur les contrastes entre les étoffes mates et leurs doublures chatoyantes, or les manteaux du comédien Le Noir, exactement à l’inverse de ceux du marquis, sont taillés dans des étoffes brillantes et doublés de panne, étoffe lourde et mate qui donne du plombant au vêtement.
Le procédé spectaculaire de tous ces costumes repose sur le souci de les rendre bien visibles lorsqu’ils sont vus de loin et correspondent exactement au souci dont témoigne personnage du décorateur dans Le Véritable Saint Genest : La perspective, rappelle-t-il, demande à être vue de loin. Costumes et décors sont les uns et les autres attentifs aux conditions techniques du spectacle et veulent créer l’illusion, chacun à sa manière.
Poursuivons l’enquête. En 1646, l’année même où l’on joue Le Véritable Saint Genest, une sentence du tribunal condamne Madeleine Béjart à mettre en gage les costumes de l’Illustre théâtre pour payer les dettes de la troupe, alors que Molière est déjà parti en province pour échapper à se créanciers. Le répertoire que jouait la troupe dans ces années-là est constitué de farces et de tragédies et Molière a probablement emporté les costumes de farce. Cette sentence ne mentionne, en effet, que trois costumes, dont un « habit à usage d’homme de velours noir en broderie de soie bleue et rouge, composé d’un pourpoint tailladé de satin bleu, un haut de chausse et un manteau doublé aussi de velours noir ». Le velours, étoffe réservée à la noblesse, convient parfaitement à un personnage de haut rang comme doit l’être le héros tragique et il est facile d’en déduire qu’il s’agir probablement d’ un costume de tragédie, ce qui nous donne un aperçu de ce que pouvait être ce type de costume dans les années 1640.
L’inventaire après décès d’un autre comédien, André Boiron, dit Baron, établi en 1658, révèle l’amorce d’une évolution dans le costume de tragédie. C’est le premier inventaire de comédien faisant mention d’un « habit antique avec lambrequins »,alors que l’iconographie montre que c’est depuis longtemps déjà le costume de ballet porté par le Roi, lors des fêtes de Cour. Certes, ce costume n’a certainement pas été porté dans Le Véritable Saint Genest puisque Boiron ne fait pas encore partie de la troupe à la date de création de la pièce et l’inventaire est établi plus de dix ans après la création. Mais il permet de dater approximativement l’apparition au théâtre de « l’habit antique » ou « habit à la romaine » qui deviendra le costume conventionnel de tragédie jusqu’au milieu du XVIIIème siècle. Sa forme atteindra la plus grande élégance vers 1670, à l’apogée de la tragédie racinienne. Dressé un an après celui de Boiron, l’inventaire de Joseph Béjart fait à son tour état de trois habits « à l’antique » estimés pour leur part très peu cher (40 livres pour trois costumes, soit le prix de l’habit de Boiron). D’où notre hypothèse que ces habits seraient d’anciens costumes de ballets qui débarrassés de leurs parures coûteuses et délaissés chez le fripier, auraient été rachetés par des comédiens peu fortunés qui les « importent » de cette façon au théâtre.
Grâce à ces sources, on peut donc imaginer un acteur, Bellerose par exemple, vêtu d’un costume de forme contemporaine : pourpoint, haut de chausse de couleurs vives, (la couleur de feu, les différentes déclinaisons du rouge, le vert, sont les couleurs les plus fréquemment relevées dans les Inventaires après décès), rehaussé de passements brillants, ou de velours noir brodé de soie comme celui de l’Illustre Théâtre. Au début de l’acte II, il mettrait un manteau ou changerait de pourpoint, la scène au cours de laquelle il s’habille est assez longue pour qu’il puisse le faire. Une chose est certaine : ni Bellerose qui s’habille en Genest pour jouer un comédien romain, ni Genest qui s’habille en Adrian qui est également un romain, ne s’habillent en romains tels que la peinture du XVII e siècle les représente.
Il existe donc bien un écart entre la représentation de l’Antiquité par la peinture et par le costume : le décor n’hésite pas à donner une image réaliste de l’Antiquité lorsqu’il cite un environnement architectural antique figé. Les personnages vivants de l’action, interprétés par des comédiens, portent des habits de théâtre aux formes contemporaines alors que dans la peinture de l’époque ces mêmes personnages sont déjà vêtus de costumes « historiques ». Au moment où en France arrivent au théâtre le décor perspectif et une volonté de créer l’illusion, y aurait-il un retard de l’intérêt pour le costume historique qui a déjà pourtant pénétré la peinture ? Comment le théâtre va-t-il le combler ?
on peut, à partir de ce constat, ouvrir deux pistes de réflexion :
La première permet de poser la question du statut artistique de la représentation théâtrale.
Au moment du Véritable Saint Genest, la peinture est reconnue comme un art, après Léonard de Vinci et l’utilisation de la perspective savante dans la peinture. Cette reconnaissance est concrétisée en France un siècle plus tard, avec la fondation de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648. Ce geste reflète l'ascension sociale de l'artiste qui veut être considéré comme un créateur et distingué de l'artisan. Au théâtre, en revanche, l’artiste c’est l’auteur (l’Académie Française est fondée en 1634), et la représentation théâtrale n’est pas encore considérée comme un art. L’acteur est un artisan, parfois de grand talent, qui transmet le texte, mais il n’est pas encore considéré comme un créateur. Comme tout bon artisan, il a de bons outils : notamment des costumes efficaces, bien visibles, permettant de bien l’identifier et de le distinguer du public qui a pris place sur la scène.
On en déduira que la question de la relation du costume à l’Histoire (nous laisserons pour l’instant le terme de « vérité historique » aux historiens du XIXè siècle) est toujours liée à la question du statut artistique de la représentation : les ballets, les pièces à machines, les tragédies lyriques, sont considérées comme des œuvres d’art et leurs costumes témoignent de la recherche d’une représentation de l’exotisme et de l’Antiquité mythologisante… Or, « L’habit à la romaine » qui est depuis longtemps déjà un costume de ballet n’inspire le costume de tragédie que dans les années 1660. D’où notre proposition qu’au théâtre, les avancées vers l’Histoire sont bien plus tardives et plus sporadiques : les turbans du Bourgeois Gentilhomme réalisés sur les conseils du chevalier d’Arvieux qui « connaissait quelque chose des manières des turcs », (1670), Les costumes exotiques de Bazajet qui ne plaisent pas à Corneille, parce que « sous des habits turcs battent des cœurs français », (1672), les longues robes des jeunes filles qui jouent des rôles de juifs anciens dans Esther (1689) sont les premiers frémissements qui annoncent le mouvement de réforme du costume entrepris au milieu du XVIII e siècle (avec l’orphelin de la Chine, 1755) et la grande réforme du costume par Talma qui, en 1790, jouera en toge un rôle de romain. C’est à la fin du XIXè siècle que la représentation théâtrale accède à la dignité artistique, au moment où le goût pour l’histoire et le désir de « faire vrai », tant dans le jeu que dans le décor et le costume demandent une anticipation sur le jeu, une rationalisation de la production et fondent l’art de la mise en scène. La reconnaissance du costume fait alors partie intégrante de l’événement scénique.
Une deuxième piste débouche sur une réflexion à propos du rôle et du statut politiques de la représentation théâtrale, ce qui pose la question même du sens de la représentation de l’Antiquité au XVIIe siècle. C’est, en effet, le rapport du public à l’Antiquité qui explique que l’écart entre décor et costumes ne gêne pas les spectateurs. Selon Pavel, en effet, « Les hommes du XVII e siècle, grands experts en migrations symboliques, ne vivaient jamais tout à fait longtemps dans leurs propres temps et espace sans rendre visite à d’autres époques. Régis par le besoin de vivre dans plusieurs époques à la fois –besoin dont le nom est l’hétérochronie- ils percevaient leur propre présent dans un lien viscéral avec le temps jadis, dont leurs actes imitaient et ravivaient la splendeur. » .
L’Antiquité est perçue par le XVIIe siècle comme le mythe qui lui permet de penser le monde moderne, c’est-à-dire, pour le public de théâtre, comme un dispositif explicatif de la réalité baroque. Or, les acteurs jouent des textes qui leur sont contemporains, dans lesquels sont évoqués des débats contemporains (les grands thèmes baroques, comme dans cette pièce l’interrogation sur les frontières entre le réel et l’illusion, le vrai et le faux, la réalité du théâtre dans le théâtre du monde…). Les costumes d’inspiration contemporaine sont donc en parfaite adéquation avec cette temporalité du texte.
Bien plus, c’est la juxtaposition de ces deux représentations de l’Antiquité, l’une par les personnages « vêtus de drapés » peints sur le décor, l’autre par des acteurs du XVIIe siècle qui interprètent des personnages historiques en costumes contemporains qui prolonge l’imaginaire antique du spectateur du XVII e siècle et le fait entrer dans la réalité de la représentation. C’est ce que Christian Biet appelle « l’esthétique de la distance ».
Le texte de la tragédie fonctionne sur le double jeu référentiel de la distance (« l’art de l’éloignement », selon l’expression de Pavel) et sur l’adéquation de cette distance au réel du spectateur. « C’est précisément parce qu’Horace, Cinna, Titus, ou Phèdre ne sont pas contemporains que le spectateur peut se reconnaître. Parce qu’il fait ce travail d’adéquation, de réflexion, et qu’il en a du plaisir. Le plaisir du spectateur consiste ainsi à établir un système de reconnaissance fondé sur la vraisemblance, et qui se situe à l’intérieur du processus de la distance ou de l’éloignement. Et cette vraisemblance s’arrime à la fois au passé et à la connaissance qu’on en a, et au présent esthétique, politique, philosophique et religieux. » Personne de s’y trompe. Rotrou ne présente pas de personnages antiques mais bien des personnages du XVIIe siècle, d’où la nécessité d’habiller le comédien avec un vêtement de l’époque.
Le costume de tragédie à la romaine inspiré du costume porté part le roi depuis longtemps déjà lors des fêtes de cour, ballets, courses de bagues, ou carrousels est une adaptation pacifique du costume militaire romain. Et pour représenter un roi au théâtre, l’acteur se sert d’un « costume de roi » en situation de représentation. Mais la contamination de la tragédie par le ballet est relativement tardive et l’on peut se demander pourquoi le théâtre, qui représente déjà des rois depuis longtemps, ne réutilise pas plus tôt ce type de costume ? Y aurait-il une évolution significative de la tragédie qui expliquerait cette évolution? Georges Forestier a montré qu’une place considérable était accordée à la politique dans la tragédie depuis sa naissance en France au XVI è siècle sur le modèle de la tragédie italienne et qu’ avec Corneille elle évolue, selon sa formule, de « l’école des rois à l’éloge des rois » faisant une peinture de l’évidence monarchique. Nous avançons donc l’hypothèse que c’est bien dans les années où tout le discours politique considère le roi comme « metteur en scène du monde » que le costume de tragédie à la romaine s’impose, parce que c’est celui qui est considéré comme le plus apte à représenter le roi dans toute sa splendeur. Il est alors investi de la même fonction encomiastique que les éloges des prologues de pièces à machine et plus tard des prologues d’Opéra.
De ces représentations superposées de l’Antiquité dans Le Véritable Saint-Genest on dégagera donc trois éléments caractérisant la représentation théâtrale de cette époque :
D’abord, elle dépend d’une technique, d’un artisanat spectaculaire, efficace, qui permet au corps de jouer, à la voix d’être soutenue (le costume soutient le corps et notamment le buste). D’où la nécessité d’un costume particulier.
Ensuite, elle est politique et actuelle, d’où la nécessité d’un costume de tragédie de convention, contemporain lorsque la tragédie s’inscrit dans des débats contemporains, « à la romaine » ou « à l’antique » lorsqu’elle est investie d’une fonction encomiastique.
On voit enfin à quel point il est nécessaire d’interpréter les documents iconographiques et les témoignages, non pas parce qu’ils mentent, mais parce qu’il est évident que les romains en vêtements du XVIIe siècle ne peuvent pas être vus autrement par les contemporains : ce sont, en effet, des romains tels que le XVIIe les pense, se les représente et représente leurs propres enjeux (c’est-à-dire ceux que la tragédie révèle) et il est logique, voire naturel, que les comédiens soient en costumes d’époque XVIIe car ces derniers fondent leur légitimité à s’exprimer sur le monde contemporain.
Marqués par la pensée modernisante de Diderot qui, avec la notion de 4ème mur, introduit l’idée de la disjonction des espaces et des temps, nous sommes, nous autres, sensibles à un écart qui n’est pas perçu au XVIIe siècle, où ce rapport au temps et à l’histoire fonctionne au contraire parfaitement puisqu’il n’y a pas de véritable disjonction entre le lieu et le temps de la séance et l’espace et le temps dramatique. Si la perspective se veut illusionniste, elle est en même temps confrontée à une manière symbolique et emblématique de représenter la fiction, afin de placer le texte et le jeu dans un effet de distance interprétable, ouvert, mis à la disposition du spectateur.
Anne VERDIER et Didier DOUMERGUE